Ces derniers mois, nous avons eu l’opportunité de solliciter l’avis d’expert·es en santés humaine, animale et des écosystèmes sur les formes concrètes que pourrait prendre un monde One Health, ainsi que sur les conditions à réunir pour le faire advenir. Un thème est souvent ressorti : celui de l’éducation, et par extension, celui des formations professionnelles.
Plusieurs constats sur les formations actuelles en santé ont été avancés lors de ces entretiens. D’une part, et ce ne fut pas vraiment une surprise, les formations aux trois santés seraient très cloisonnées entre elles (bien que des formations émergent progressivement pour tenter d’y remédier). D’autre part, les formations en médecine humaine seraient particulièrement sujettes à un enseignement “en silo”, et orientées vers une conception “curative” de la santé. Cette dernière mettrait ainsi l’accent sur les déterminants biologiques et individuels (habitudes de consommation) des maladies, en cherchant à les guérir sans prendre en compte les déterminants socio-économiques et environnementaux de la santé. Enfin, certains domaines seraient plus en avance que d’autres en termes de décloisonnement des trois santés, et notamment les formations vétérinaires par rapport aux formations en médecine humaine.
Plusieurs interrogations subsistaient par ailleurs :
Quel est le point de vue des étudiant·es sur ces enjeux ? Ont-ils connaissance du paradigme One Health, et si oui, comment en perçoivent-ils le traitement (ou son absence) au sein de leur école ?
Comment projettent-ils et elles ses applications possibles dans leur futur métier ?
Si la comparaison entre médecine humaine et médecine vétérinaire est souvent revenue lors de nos entretiens, il a peu été question des formations en “santé des écosystèmes”. Quid de l’écologie, de l’agronomie ? Les enjeux One Health y sont-ils traités, et de quelle manière ?
Pour mieux comprendre ces constats et tenter de répondre à ces questions, nous avons mené une enquête auprès de différents lieux de formation, que nous avons identifiés comme étant directement concernés par les enjeux One Health (médecine humaine, médecine vétérinaire, et agronomie), afin de comprendre les conceptions de la santé qui y prévalent. Cette enquête a pris plusieurs formes : des visites de terrain, des entretiens avec des étudiant·es, la circulation d’un questionnaire auprès d’étudiant·es de lieux variés, et des entretiens avec des responsables de formation. Voici ce qu’il en est ressorti.
L'avis des étudiant·es
Tout d’abord, un questionnaire (auquel ont répondu des étudiant·es de 5 écoles d’agronomie, 3 écoles de médecine et 2 écoles vétérinaires, pour un total de 160 réponses) nous a permis de tracer dans les grandes lignes les visions de la santé qui prévalent au sein de ces établissements.
Les réponses à la question “En 1min maximum, listez tous les mots qui vous viennent à l'esprit lorsque vous pensez au mot "santé"” dénotent ainsi d’une vision de la santé globalement réduite à une seule de ses dimensions (généralement physique, au détriment des dimensions mentale et sociale), et largement orientée vers une seule des trois santés (généralement humaine ou animale). Il est cependant intéressant de noter que les agronomes semblent avoir une vision de la santé qui prend plus en compte les dimensions mentale et sociale que les autres étudiant·es, et les vétérinaires une vision qui intègre davantage les trois santés.
Les réponses à la question “Êtes-vous familier·e avec la notion d'approche One Health / Une seule santé ?” permettent de préciser ces résultats. Ainsi, les vétérinaires semblent être les plus exposé·es à cette approche lors de leurs études. Interrogé·es sur sa place dans leur formation, ils et elles répondent qu’elle est explorée dans de nombreux cours (bactériologie, génétique des populations, sécurité alimentaire, maladies zoonotiques, réglementation des maladies…) et qu’elle constitue un élément fondamental du programme, introduit tôt et souligné tout au long de celui-ci. Leur rôle dans la garantie du bien-être animal, la promotion de la santé publique et la préservation de l'environnement semble mis en avant dans les formations, qui incluent des programmes de responsabilité face aux antibiotiques et à l’antibiorésistance, de gestion des déchets médicaux et de promotion de la santé environnementale. Il semble cependant que ces résultats varient largement selon l’école : au cours d’entretiens, certain·es étudiant·es ont ainsi pu nous confier que dans certains parcours, et malgré la communication appuyée de leur école sur le sujet (tracts, conférences…), l’approche One Health était très peu abordée en dehors de certains cours optionnels.
Chez les agronomes, la notion semble abordée de manière variable selon les cursus, et moins fréquemment que chez les vétérinaires. Il nous a ainsi été rapporté que certains cours (notamment sur la gestion des milieux naturels, la santé humaine et l'histoire de l'agriculture) l’évoquent, et qu’elle fait parfois l’objet de conférences et de journées organisées entre agronomes et vétérinaires. Les étudiant·es semblent conscient·es de son intérêt, certain·es ayant souligné son importance pour mieux comprendre les enjeux liant agriculture, alimentation et écologie.
Enfin, en médecine humaine, l’enseignement de la notion semble plus rare, et cantonnée à des cours optionnels comme l'écologie de la santé, les sciences humaines et sociales et la santé publique. Certain·es étudiant·es nous ont ainsi confié que la notion n’était abordée que de manière vague, et selon eux insuffisante dans leur cursus. Il est toutefois bon de garder en tête que les réponses à cette seconde question portent sur le traitement du décloisonnement des trois santés spécifiquement à travers le terme “One Health / Une seule santé”, ce qui n’élimine pas la possibilité d’une conception de la santé qui s’en rapproche sans qu’elle soit présentée en ces termes. Ainsi, comme nous l’expliquait lors d’un entretien Thierry Lefrançois, inspecteur en chef de la santé publique vétérinaire, “les gens font du One Health depuis longtemps sans l’avoir nommé”.
Ces résultats suggèrent la présence de visions différentes de la santé selon les spécialités : alors qu’elle semble relativement décloisonnée chez les vétérinaires, qui sont notamment invité·es à penser les enjeux de comportements populationnels, de bien-être animal et de santé publique en vue de leur future pratique professionnelle, les étudiant·es en médecine humaine semblent globalement cantonné·es à sa dimension physique et (logiquement) humaine. Les agronomes semblent quant à eux constituer un entre-deux, tissant des liens entre les trois santés et étendant la conception de celles-ci aux dimensions mentale et sociale, sans être systématiquement formé·es à en tirer des conséquences pour leur futur métier.
De nouvelles formations "décloisonnées"
Au sein de ce paysage des formations en santé, de nouveaux parcours se réclamant d’une vision relativement décloisonnée de cette dernière, et pour certains explicitement liée à One Health, apparaissent progressivement.
Il en est ainsi par exemple du Master 2 “Epidémiologie et Surveillance des Maladies Infectieuses Humaines et Animales” de l’Ecole Nationale Vétérinaire d’Alfort (EnvA), qui allie des enseignements en santés humaine et animale afin d’outiller les étudiant·es face à l’émergence d’épidémies, généralement zoonotiques (originaires de populations animales). Selon Julie Rivière, la responsable de cette formation, celle-ci est relativement inédite dans le paysage éducatif français en santé, en ce qu’elle adopte une approche explicitement “One Health” et qu’elle est ouverte à la fois aux médecins, vétérinaires, infirmier·es, pharmacien·es, agronomes, etc. Mais elle décrit aussi la difficulté relative des étudiant·es à adopter une démarche réellement interdisciplinaire, cette diversité de parcours et de compétences étant parfois plutôt source de conflits que de collaborations fructueuses. Par ailleurs, bien que le master soit pionnier dans l’enseignement supérieur par son approche décloisonnée de la santé, la santé végétale en est virtuellement absente, l’environnement étant surtout abordé en tant que “facteur incontournable à prendre en compte pour traiter des santés humaine et animale, et non pas en tant que partie du vivant à part entière dont on doit également mesurer la santé.”
Le master "Politiques de l’Alimentation et Gestion des Risques Sanitaires" (PAGERS), réparti entre les écoles VetAgroSup et Sciences Po Lyon, propose quant à lui une approche des questions de santé publique, entendue comme intégrant les trois santés, par la sociologie politique. Ce faisant, il met l’accent sur les enjeux politiques que cristallise l’approche One Health, et notamment la nécessité de penser les variables collectives qui déterminent la santé des individus. Ainsi, selon sa responsable Gwenola Le Naour, “la plupart des [politiques de santé] mettent l’accent sur la responsabilité individuelle (tabac, obésité, etc). Ça marche sur le court terme mais pas sur le long terme, si l’on était plus malins on agirait sur des variables de type inégalités sociales de santé, variables socio-environnementales…” Selon elle, il y a donc un fort enjeu à repenser les formations en médecine pour y intégrer des dimensions psychologiques et anthropologiques, qui pêchent aujourd’hui, sans même parler de l’animal et du végétal.
En plus de ces nouvelles spécialisations au sein de parcours pré-existants, un “Institut One Health” est également en cours de création, porté par trois grandes écoles : l’EnvA, VetAgroSup et AgroParisTech. Selon Karine Boquet, directrice générale adjointe de cette dernière, celui-ci aura pour vocation d’hybrider les connaissances et compétences des différents métiers liées aux trois santés, tout en constituant un appui à la décision politique.
Au delà de ces parcours faisant explicitement référence à l’approche One Health, il semble également que les cursus de certaines écoles évoluent petit à petit pour s’adapter aux revendications de nombreux étudiant·es, insatisfait·es de la manière dont y sont traités certains enjeux, et notamment écologiques. Karine Boquet nous a ainsi expliqué que le programme d’AgroParisTech subissait actuellement une refonte pour prendre en compte l’appel à rejeter le modèle agricole productiviste lancé par des étudiant·es de l’école en juin 2022. Selon elle, ces réflexions remettent sur la table “la question de ce que c’est qu’un ingénieur agronome demain.”
Quel avenir pour les formations de santé ?
Un appel similaire à celui des étudiant·es agronomes est-il à espérer du côté des écoles vétérinaires et de médecine humaine, afin de remettre sur la table la question de ce qu’est un·e professionnel·le de santé demain ? Du moins une certaine évolution des programmes semble-t-elle déjà en marche au sein des premières. Mais celle-ci reste inégalement répartie entre les écoles et les cursus, et semble encore loin de constituer une pleine intégration des enjeux liés aux trois santés.
Les quelques parcours étudiés ici, même s’ils constituent des avancées certaines en termes d’interdisciplinarité et de décloisonnement des pratiques, ne semblent en effet mettre l’accent que sur certains aspects de l’approche One Health à la fois. Alliant tantôt santé humaine et santé animale (formations vétérinaires), tantôt santé animale et santé des écosystèmes (formations en agronomie), ou bien encore santé humaine et environnementale (certains cours des formations de médecine humaine), il est encore rare de rencontrer des formations intégrant pleinement les trois.
Plus encore, les finalités de ces parcours semblent largement orientées vers des enjeux sanitaires et biosécuritaires, notamment liés à la prévention de l’émergence de maladies zoonotiques. Bien que ceux-ci soient une thématique centrale de l’approche One Health telle qu’elle s’est construite historiquement, l’on peut se demander si une réelle réinvention des formations ne devrait pas aller plus loin. Elle pourrait par exemple intégrer une réappropriation des savoirs aujourd’hui considérés comme “non-légitimes” – savoirs vernaculaires et autochtones, savoirs liés aux plantes –, promouvoir un rapport moins anthropocentrique aux animaux, voire remettre en question le système économique productiviste actuel, qui semble à l’origine de bien des maux affectant les trois santés, et reste pourtant un impensé de la plupart des programmes de formation.
Quoiqu’il en soit, les pratiques de santé d’un monde One Health prendront des formes assurément diverses qu’il reste à inventer et à expérimenter, et les prémisses actuelles de l’advenue des formations qui y prépareront est un premier pas dont il paraît crucial d’encourager la poursuite et d’étendre la portée.
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