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Le Jardin de Bron : la santé planétaire au plus près des habitant·es

Dernière mise à jour : 2 nov. 2023



Au printemps dernier, munis de nos calepins d’enquêteur·ices, nous sommes allés visiter un centre de santé (une structure de médecine de ville regroupant différents métiers de santé) qui présente deux particularités.


La première est qu’il s’agit d’un centre de santé communautaire. Apparue au cours des années 1970, la santé communautaire consiste à organiser l’offre de soins d’un territoire en fonction des besoins particuliers de sa communauté, en tenant notamment compte des oppressions croisées que peuvent subir ses membres. Ces derniers sont par ailleurs incités à participer à la vie du lieu, dans une optique de réappropriation de leur santé et d’augmentation de leur pouvoir d’agir. La seconde est qu’il s’agit d’un centre de santé communautaire et planétaire. Le centre s’inscrit en effet dans le courant de la santé planétaire, une approche qui s’attelle à identifier et prendre en compte les déterminants socio-environnementaux de la santé (notamment liés aux dégradations environnementales, aux pollutions, etc) afin de traiter les causes, et pas seulement les symptômes, des pathologies.


C’est donc l’équipe du Centre de Santé Communautaire et Planétaire de Bron – dit “Le Jardin” – qui nous a accueilli·es fin mars. Ouvert en 2022, le centre comptait au moment de notre visite 12 salarié·es (médecins, médiatrice médicale, personnel d’accueil…) et près de 4000 usager·es.


 

Un autre rapport entre médecin et patient·e

L’un des objectifs fondamentaux du Jardin est la prise en compte des déterminants socio-économiques de la santé, grands oubliés du système de soins traditionnel. Ce dernier tend en effet à se concentrer sur les déterminants individuels (habitudes de consommation, facteurs biologiques…) au détriment de la qualité du milieu de vie (travail, école, famille, environnement…), elle-même fortement liée à la classe sociale, à l’identité et aux éventuelles oppressions croisées subies par les patient·es.


Ces facteurs sont de nature largement systémique, ce qui rend compliqué d’en traiter les conséquences à l’échelle d’un seul centre, mais n’empêche pas leur prise en compte. Ainsi, comme nous l’expliquait Benoît Blaes, cofondateur du Jardin, “si je pense que mon rôle est d’assurer la santé de mes patients, et que leur santé dépend de déterminants socio-environnementaux, alors m’en préoccuper et proposer des choses sur ce terrain fait aussi partie de mon rôle, même si je n'ai pas toujours de solution.”


Pour ce faire, le Jardin a été amené à repenser entièrement le rapport entre médecin et patient·e. Avant tout destiné aux habitant·es du quartier dont le contact avec les institutions du soin est parfois difficile, le centre emploie tout d’abord une médiatrice en santé, Clémence Tardy. Son rôle est de lever les obstacles à la santé, en accompagnant les personnes dans le système de santé et dans l'obtention de leurs droits de santé. Elle vient également en soutien à l'équipe dans l'accompagnement des situations complexes.


Quant aux consultations, elles sont plus longues que dans d’autres lieux de santé. En 30 minutes en moyenne, l’usager·e a le temps de décrire sa situation dans le détail, et le médecin d’expliquer pleinement la pathologie, les choix de prescription, la balance bénéfices-risques et le bon usage des médicaments éventuels. La prescription de ces derniers est toutefois réduite à son minimum nécessaire, à la fois pour minimiser les pollutions qui y sont liées et pour lutter contre la baisse d’efficacité des antibiotiques qui résulte de leur sur-prescription (on parle d’antibiorésistance). A l’inverse, les prescriptions non-médicamenteuses sont valorisées : activité physique, traitement par les plantes, prescription de nature… Par ailleurs, la preuve scientifique étant centrale à la formulation des prescriptions, aucun traitement n’est proposé qui ne soit remboursé à 100% par la sécurité sociale. Le matériel utilisé est également réduit, réutilisé et recyclé au maximum. Selon Benoît Blaes, les marges de progression du secteur de la santé sont très larges sur ce point : “il y a un problème de sur-qualité, on en fait souvent trop. Ici on pourrait par exemple presque se passer de stérilisatrice, car beaucoup de soins ne nécessitent officiellement pas de stérilisation selon les recommandations actuelles”.


Le centre tente ainsi de proposer un suivi de santé le plus global possible, qui articule enjeux sociaux et écologiques tout en garantissant l’autonomie des patient·es. A chaque consultation, les différentes alternatives sont présentées à l’usager·e, ultime décisionnaire de sa propre santé. Médecin et patient·e sont dans une relation de collaboration, qui se retrouve également dans l’organisation matérielle du lieu : dans les salles de consultation, pas de grande table les séparant ; la distance physique y est réduite afin de minimiser la hiérarchie des rapports. L’ambiance y est chaleureuse, grâce aux fresques colorées ornant les murs, et les usager·es font toujours face à une fenêtre donnant sur l’extérieur.


 

Une vision résolument politique

L’autonomie, loin d’être cantonnée aux salles de consultation, est le maître mot du Jardin. Celui-ci fonctionne en effet selon des principes d’autogestion, avec des réunions d’équipe de deux heures organisées deux fois par semaine. Toute l’équipe est invitée à y participer à hauteur de ses envies et de ses capacités, et chacun·e est encouragé·e à développer ses compétences d’animation, de prise de parole, de prise de notes… Les usager·es sont également inclu·es dans ce processus, et constituent même un tiers du conseil d’administration. Ce fonctionnement assure une vie quotidienne vibrante au sein du Jardin : chaque usager·e peut se sentir pleinement acteur·ice du projet, et les ateliers tout public dépassant le cadre des consultations (santé, cuisine, sport, environnement) sont fréquents. Ces derniers sont une occasion pour les patient·es d’augmenter leur littératie médicale, mais également de créer des moments de convivialité et d’échanges selon les principes de la pair-aidance (permettre la rencontre de personnes vivant les mêmes troubles afin de créer du lien, du collectif).


D’après Lauriane Geremie-Carlu, ces pratiques sont ancrées dans une démarche de promotion de la santé telle que définie par la Charte d’Ottawa de 1986 : “la promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d'assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé, et d'améliorer celle-ci (…). [Elle] ne relève pas seulement du secteur sanitaire : elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien-être.” La mise en pratique de cette vision, définie légalement depuis plusieurs décennies mais pourtant absente des pratiques de santé majoritaires, est résolument politique. Cette dimension est pleinement assumée par le centre, qui ambitionne à terme de porter un plaidoyer en faveur de la généralisation de ce genre de pratiques, dans un cadre global de combat contre les inégalités d’accès aux soins basés sur le genre, la race, l’orientation sexuelle ou le statut administratif.


 

Un modèle qui a fait ses preuves, mais fait face à de nombreux défis

Le Jardin jouit aujourd’hui de retours très positifs des usager·es, des pouvoirs publics et des habitant·es. Cependant, il fait également face à plusieurs obstacles.

Tout d’abord, l’originalité de son fonctionnement par rapport aux modèles traditionnels n’est pas toujours évidente à mettre en place. La transition d’un modèle hospitalier fortement hiérarchique à un fonctionnement en autogestion, par exemple, nécessite de composer avec les expériences et envies de chacun·e. Comme le souligne Benoît Blaes : “on aimerait que dès demain tout le monde prenne la parole ou organise des ateliers, mais les gens n’en ont pas forcément envie. C’est une question de pouvoir et d’éducation mais pas seulement, il faut respecter les rythmes et les envies de chacun·e”.


Le choix du centre de pratiquer des écarts de salaires faibles, sans aucun bas salaire, constitue également un défi. Bien que les salaires des professionnel·les de santé attiré·es par le projet soient plus faibles qu’ailleurs, le modèle économique du centre n’est pas stable pour autant. Une situation notamment due à un cadre légal peu adapté aux pratiques des centres de santé communautaire : selon Benoît Blaes, “rien dans les dispositifs de financement actuels ne permet de financer les employé·es à hauteur de nos attentes.” D’après Lauriane Geremie-Carlu, l’objectif du Jardin est de rentrer à terme dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale de 2018, qui permet d’expérimenter de nouvelles formes d’organisations en santé. Celui-ci permettrait notamment au centre d’être financé à la patientèle, et non à l’acte comme c’est actuellement le cas, permettant par là-même de rémunérer les activités hors-consultation, qui constituent un aspect central du fonctionnement du lieu, et de relâcher une certaine pression quant à la durée des consultations.


Mais plus largement, c’est à un contexte politique relativement défavorable à ces modèles alternatifs que doit faire face le Jardin, tout comme les autres centres de santé communautaire. En effet, si le centre a le soutien officiel de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie et de l’Agence Régionale de Santé, certains médecins libéraux ne cachent pas leur hostilité face à ces pratiques. Ils reprochent notamment au centre de pratiquer des séances plus longues que la moyenne dans un contexte de manque de médecins, et ce malgré le constat unanime de leur utilité. Selon Lauriane Geremie-Carlu, derrière ces critiques se cache en réalité un certain malaise face au projet politique du centre : “le mot “communautaire”, en France, c’est compliqué. On a d’excellents retours des patient·es, mais politiquement on nous met des bâtons dans les roues, car on critique explicitement le modèle libéral et capitaliste.”


Or, selon elle, la question des inégalités sociales de santé, tout comme celle de l’urgence écologique, ne peuvent faire l’objet d’un “consensus mou” : “la vraie démocratie, c’est se mettre autour d’une table et trouver des moyens d’habiter ensemble.” Un processus nécessairement conflictuel, qui semble cristalliser deux visions antagonistes de la santé : d’un côté, une éthique du soin qui prête attention à ses déterminants structurels et aux inégalités (de genre, de race, de classe) qui en résultent, et de l’autre, une vision largement curative, axée sur les comportements individuels et la “performance” du système de santé, qui alimente le système capitaliste dont découlent ces inégalités. Comme le résume Benoît Blaes : “le plus gros blocage à la généralisation des modèles autogérés en santé, c’est l’intérêt objectif matériel des dominants ; c’est qu’eux acceptent de renoncer à leurs privilèges, ce qu’ils ne feront pas.”


 

Et One Health dans tout ça ?

Si le Jardin ne se réclame pas du mot d’ordre One Health, il pose en pratique les bases nécessaires à l’avènement d’une réelle santé commune interspécifique. En tissant des liens entre l’insuffisance des pratiques de santé majoritaires, la destruction écologique en cours et la course aux profits sur laquelle repose le système capitaliste, il montre par l’exemple qu’une santé commune et juste ne pourra être atteinte que par la libération de l’impératif de performance qui caractérise de plus en plus nos systèmes de soins (comme la société au sens large). Si tel est notre horizon, œuvrer pour la pérennité et la multiplication de ces pratiques alternatives semble un premier pas nécessaire.

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