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Rencontre avec Frédéric Keck

Dernière mise à jour : 11 janv. 2023

Frédéric Keck est anthropologue au CNRS et spécialiste des crises sanitaires et des risques alimentaires liés aux maladies animales. Il est notamment l'auteur de Les sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine (Zones sensibles, 2020 et de Signaux d'alerte, Contagion virale, justice sociale et crises environnementales (Desclée de Brouwer, 2020)


Bonjour Frédéric Keck et merci de prendre le temps de discuter avec nous. Pour démarrer cet échange, pouvez-vous nous dire en quelques mot sur quels terrains et quelles thématiques vous travaillez et comment ils rencontrent l’approche One Health ?

J’ai travaillé sur la gestion des risques alimentaires liés la grippe aviaire depuis mon entrée au CNRS en 2005. D’abord en France avec des vétérinaires et des médecins autour des mesures de bio-sécurité à appliquer dans les élevages.

Puis ensuite en Chine et à Hong-Kong pour étudier les dispositifs de lutte contre la grippe aviaire, et les premières réorganisations autour de ce qu’on appelait alors la santé globale.


A cette occasion, j’ai découvert qu’il s’agissait d’un problème plus large que l’élevage, qui concernait aussi ceux qui sont en charge de la vie sauvage (les ornithologues, les écologues), et qui doivent contrôler les réservoirs animaux. J’ai alors rencontré des acteurs du One Health, qui appartenaient à la Wildlife Conservation Society, et qui lançaient le mot d’ordre “One World-One Health”. J’ai alors pu participer à des rencontres sur ce sujet avec experts vétérinaires, agronomes, virologues, etc.


 

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il est important d’adopter une approche One Health, particulièrement dans notre contexte d’Anthropocène ?

L’approche One Health permet de penser la contribution des écosystèmes à la santé humaine, puisqu’elle montre que leur perturbation cause des nouvelles maladies. Un des enjeux de la réorganisation de One Health aujourd’hui est de penser des dynamiques plus globales de climat, d’usage des sols, de cycle de l’eau… En réalité, le lien avec l’Anthropocène est assez récent dans l’approche One Health ; et il existe d’ailleurs une approche parallèle qui s’appelle Planetary Health. Cette approche défend l’idée d’un équilibre entre les microbes, les espèces, et la planète, équilibre menacé par l’expansion de l’espèce humaine.


 

Dans quelle mesure peut-on établir que nous sommes en bonne ou mauvaise santé globale ? Quels indicateurs pourrions-nous utiliser pour cela ?

C’est une des questions centrales dans One Health. On peut parler de santé des animaux car on a deux siècles de médecine vétérinaire derrière nous. Parler de santé de l’environnement est plus difficile. On a des indicateurs de biodiversité pour définir si les écosystèmes sont en équilibre ou non, avec l’idée que la biodiversité a un rôle de régulateur sur l’émergence de pathogènes. Egalement, l’idée d’une planète en réchauffement fait penser, par analogie, à une maladie, à une fièvre globale. Enfin, les crises sanitaires permettent de relier ces différents types de santé.


Sur cette question, un des objectifs des sciences sociales est justement d’étudier pourquoi et comment certains pathogènes sont déclarés comme étant des urgences globales et font l’objet de mobilisations. Ces mobilisations ne prendraient pas la même signification si nous n’étions pas dans un contexte de mauvaise santé globale. La notion d’Anthropocène permet de penser cela : c’est maintenant l’espèce humaine qui est le principal facteur de changement de la planète et en cela, nous sommes garants de sa santé. Pour la mesurer, il n’existe pas d’indicateurs à l’échelle des territoires et des écosystèmes, mais tous les indicateurs globaux (climat, biodiversité) indiquent des tendances catastrophiques.


 

En tant qu’anthropologue, pouvez-vous nous en dire plus sur votre façon d’étudier la santé et sur le regard que vous posez sur l’approche One Health ?

J’ai travaillé sur l’anthropologie des zoonoses, qui sont ces maladies transmissibles entre espèces, des espèces animales vers les humains ou l’inverse. Et j’ai réfléchi aux formes de solidarité que cela implique entre humains et animaux mais aussi à la façon dont cela dessine des formes de distance ou de proximité entre espèces.


A une époque, j’ai ainsi coordonné un projet pour étudier les risques liés à la gestion des zoonoses (la tuberculose, la brucellose, des coronavirus…) sur différents territoires : la Mongolie, le Laos et l’Australie. L’objectif était de regarder comment, dans différentes cultures, ce risque de transmission des animaux aux humains était perçu. Notre observation est que peu de cultures reconnaissent en réalité ce risque, qui est davantage un risque anticipé et géré par les sociétés globalisées et européennes. Aussi, nous avons constaté que dans des écosystèmes où il y a des co-évolutions entre humains et animaux (comme par exemple les sociétés aborigènes), il n’y a pas de mémoire d’épidémie qui vienne des animaux.


Notre hypothèse est donc que c’est l’éloignement entre humains et animaux qui produit la perception du risque de zoonose. A l'inverse, dans les communautés qui vivent en proximité avec les animaux, c'est davantage une forme de conscience d’immunité partagée qui prévaut.


 

Quelles relations faire entre l’approche One Health et les travaux d’anthropologie qui invitent à considérer d’autres relations entre nature et culture ? Une monde One Health est-il forcément la fin d’un monde naturaliste ?

C’est exactement l’hypothèse que nous avons testée dans le travail dont je vous parlais. Nous avons choisi trois sociétés avec des ontologies différentes, si on se rapporte à la typologie de Descola (en supposant des ontologies animistes en Mongolie, totémistes en Australie et analogistes au Laos). Bien entendu, ces hypothèses ne sont pas parfaitement confirmées. En Mongolie par exemple, les traces d’animisme deviennent plus rares ; et la santé publique est organisée de façon très naturaliste avec une séparation entre les humains et les animaux. Tout ce qui est du côté de la nature doit être séparé, purifié, nettoyé…


Mais effectivement, dans les différentes formes d’attachements autochtones entre humains et animaux, il y a des orientations différentes. Les formes de proximité entre humains et animaux sont organisées de façon différente dans ces sociétés. En somme, la grande invention du naturalisme reste cette coupure nette ; et des mesures comme l’invisibilisation de la mort des animaux d’élevage ou l’industrialisation de l’élevage accentuent cette rupture naturaliste.


 

Est-ce à dire que pour atteindre une meilleure santé globale, il faut penser un rétrécissement de la séparation naturaliste entre humains et non-humains ? Importer des rituels appartenant à d’autres ontologies ?

C’est une des questions centrales de One Health : savoir si les savoirs autochtones sont des rapports holistes à l’environnement. Si la façon dont certaines populations vivent avec des non-humains préfigurent de ce que nous devrions atteindre avec la santé planétaire.


Il n’est pas évident de répondre à cette question. Ce qui est certain, c’est que dans les sociétés globalisées concernées par One Health, les maladies animales montrent un besoin de raccourcir la chaîne de nos relations avec les animaux (notamment la chaîne alimentaire). Egalement, certaines formes de perception des maladies animales sont plus ordinaires quand on vit véritablement avec les animaux et qu’on met en place une véritable attention à ces signes de maladie.


 

Vous avez fait l’objet d’une série de portraits du Monde, aux côtés d’auteurs comme Baptiste Morizot, Nastjassa Martin ou encore Vinciane Despret qui défrichent de nouveaux rapports aux non-humains. Quels rapports faites-vous entre leurs travaux et les vôtres ?

Ces auteurs développent justement des savoirs non naturalistes, que ce soit ceux des chasseurs d’Alaska ou des pisteurs de Vercors. Ils réfléchissent à des modes de gestion de l’incertitude, qui est en réalité caractéristique des relations animistes entre l’homme et l’animal. On ne sait jamais si l’animal est ennemi ou ami, s’il est présent ou absent…


L’hypothèse que j’ai faite dans mes travaux, c'est que les chasseurs de virus sont de véritables chasseurs, pas seulement dans une attitude prédatrice, mais aussi dans une attention aux animaux et à la considération de cette incertitude. Avec les crises sanitaires comme la grippe aviaire ou le covid, on redécouvre l’incertitude de nos relations entre humains et animaux. A nous de bien gérer cette incertitude, sans avoir le réflexe de vouloir imposer en face des certitudes, ou en augmentant encore la distance avec les animaux.



Propos recueillis par Joseph Sournac et Yoan Brazy, et publiés en accord avec la personne interviewée.


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