Serge Morand est chercheur au CNRS, professeur invité à la faculté de médecine tropicale de l’université de Mahidol et membre du Groupe d’experts One Health. Il est notamment l’auteur de L'homme, la faune sauvage et la peste (Paris, Éditions Fayard, 2020). Il travaille sur les relations entre biodiversité et santé.

Bonjour Serge Morand, et merci d'avoir accepté cet échange. Pour commencer, pouvez-nous vous dire simplement ce qu’est le concept One Health et quelle position vos travaux occupent-ils dans le panorama de recherche One Health ?
J’ai découvert le concept One Health en Asie du Sud-Est, parce que je m’intéressais à des aspects de biodiversité. Plus précisément, je me posais la question : pourquoi y a-t-il autant de parasites sur la Terre et quels sont les impacts de ces parasites sur le monde non-parasite (y compris sur les humains) ? Et puis, les aspects de la biodiversité m’ont aussi concerné parce que la perte de biodiversité (qui est notamment très forte en Asie du Sud-Est) semblait associée à l’émergence de maladies infectieuses. C’est ainsi que je me suis posé la question de ce lien entre biodiversité et santé. C’est une démarche par l’écologie.
A l’origine, le concept One Health est plutôt une affaire de santé humaine et de santé vétérinaire. C’était une forme d’alliance entre médecins et vétérinaires, surtout dans le sens où, pour traiter certains problèmes, les médecins avaient besoin des vétérinaires. Par exemple, la rage peut être éliminée en vaccinant les chiens et donc en faisant intervenir les vétérinaires. Un autre sujet de collaboration était les antiobiotiques, qui sont aussi bien utilisés pour les animaux que pour les humains. Au fil du temps, et avec la pandémie de COVID 19, le concept a évolué. On s’est rendus compte de l’importance de prendre en compte le facteur environnement, en le voyant comme ayant sa propre dynamique, son propre fonctionnement (ce qu’on appelle les écosystèmes). Finalement, l’idée qui s’impose, c’est qu’un bon fonctionnement des écosystèmes (leur bonne santé) est le fondement d’une bonne santé partagée pour les humains, les animaux non-humains et les plantes.
La santé des écosystèmes est donc arrivée tardivement dans cette alliance des santés. Pour la médecine vétérinaire, c’est facile à intégrer, mais du côté de la santé humaine, la vision de certains médecins reste souvent trop centrée sur le patient et trop curative. La notion qu’il faut d’abord soigner l’environnement pour éviter d’avoir trop de patients est encore difficile à faire entendre.
Vous parliez d’écologie, et d’écologie de la santé. Pouvez-nous nous en dire plus ?
L’écologie de la santé, c’est de regarder la santé - qu’on peut définir comme l’absence de maladie ou de pathologie, ou même un bien-être - par le prisme du domaine de l’écologie, c’est-à-dire par le prisme du lien de l’individu avec son groupe social, son environnement, et dans ses interactions avec les autres. L’écologie, c’est la science de la maisonnée. Donc l’écologie de la santé, c’est prendre la santé et l’étudier comme une composante de cette vie d’interactions.
Les travaux OH se concentrent souvent sur deux thématiques : l’antibiorésistance et la transmission d’agents pathogènes d’une espèces à une autre. Pourquoi n’y rattache-t-on pas d’autres sujets comme l’influence de la pollution de l’air sur la santé, le lien entre proximité de la nature et bien-être, etc. ?
C’est certainement dû à son origine. L’approche One Health est basée sur une alliance de la médecine vétérinaire et de la médecine publique ; et elle est née de la fièvre de la vallée du Rift, puis de la grippe aviaire en 2005. Ces événements ont concentré les travaux sur la faune sauvage, les maladies zoonotiques, etc.
En revanche, la nouvelle définition One Health, qui est portée par le panel d’experts et son plan d’actions, reconnaît une rôle plus important de l’environnement. Au départ, le concept One Health était porté par trois organisation internationales : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’Organisation Mondiale de la Santé Animale (OMSA) et l’organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO). Un quatrième arrive enfin : le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Il va porter une vision de la santé environnementale au sens large. Cela change clairement la donne. Au-delà des pathogènes, cela ouvre la porte à d’autres sujets : la santé environnementale (avec toutes les pollutions), les maladies négligées, les maladies tropicales, les maladies émergentes, etc.

C’est pour ces raisons qu’au fond, il s’agit bien de travailler sur cette relation entre biodiversité et santé. On parle encore beaucoup de maladies infectieuses, mais on a une montée très forte des maladies non-transmissibles (comme l’asthme, l’atopie, le diabète) qui sont aussi liés à des pertes de biodiversité. Il y a de très belles études portant sur ces liens. Par exemple, en Nouvelle-Zélande, une étude faite sur de grandes cohortes d’enfants a montré que vivre à la campagne, avec des animaux et des fermes, avait un effet très protecteur sur l’apparition d’asthme. En Finlande, on a aussi comparé des enfants vivant dans des milieux à faible biodiversité de pollen, qui ont davantage de probabilité de développer des problèmes atopiques, avec l’apparition d’eczéma, ou de dérégulation des systèmes immunitaires. On a aussi des travaux qui montrent bien le lien entre biodiversité et microbiote : en milieu urbain, on perd une grande biodiversité du microbiote intestinal, des bactéries, des virus, des parasites. Cette perte engendre un déséquilibre du système immunitaire et contribue à l’apparition de beaucoup de maladies auto-immunes.
Aujourd’hui donc, le concept s’élargit au-delà de la question des animaux. Dans quelle mesure peut-on parler de santé des végétaux, ou même de santé des bactéries ou des virus ? Peut-on se soucier de leur santé et comment le faire de manière désintéressée, sans mettre ces santés au profit de la santé de l’homme ? Bref, comment désanthropocentrer nos travaux ?
C’est une très bonne question, car très rapidement on retourne sur quelque chose d’anthropocentré. Même avec une définition plus éco-centrée, plus holistique, il y a toujours un risque d’aller vers le côté humain. Un des exemples est la santé des plantes : on va vouloir avoir une bonne santé des plantes pour avoir une bonne sécurité alimentaire. De la même façon, certains travaux étudient la relation d’un champignon avec les populations de grenouilles pour ensuite comprendre l’impact final sur l’homme. Bref, même la santé de la faune sauvage ne prend toute sa valeur qu’à partir du moment où elle a un impact sur la santé humaine. C’est problématique.
Justement, existe-t-il des travaux sur l’influence de la santé de l’homme sur la santé des animaux ? Quid du cas des abattoirs, où l’on voit les liens entre santés des humains et des animaux ?
C’est aussi très bien de l’intégrer. Je suis une ONG qui travaille sur le one well-being, qui revendique l’idée d’un bien-être partagé : animaux et humains. On en est venus avec eux à la même idée : la nouvelle définition One Health permet de compléter et d’apporter cette notion de bien-être commun, et c’est une bonne chose. Le fondement de notre santé humaine est une bonne santé des écosystèmes, qui est aussi le fondement d’une bonne santé animale. On le voit avec le repassage de certaines pathologies des animaux vers les humains (le SARS COV2 en est un très bel exemple, avec des visons, renards et autres qui ont été ré-infectés par des agents pathogènes passés par l’homme). Tout cela va vers la même idée : celle d'un bien-être partagé. Un autre exemple de ce lien est l’élevage industriel, où tout le monde est malheureux : les animaux, les éleveurs, les vétérinaires, les personnes dans les abattoirs…
Un autre sujet, c’est que les gens qui travaillent sur la faune sauvage prenaient moins de précautions pour manipuler les animaux il y a à peine vingt ans. Je pense qu’on ne respectait pas, qu’on ne protégeait pas les animaux. Si on met des gants, des masques, c’est pour nous protéger mais aussi pour les protéger eux. L’éthique de travail avec les animaux a changé, pour le mieux.
Au fond, pourquoi a-t-on besoin de cette approche One Health, et surtout dans notre contexte d’Anthropocène ?
Cette nouvelle approche One Health (telle qu’elle sera redéfinie par le groupe d’experts) est importante car elle va dépasser le cas de l’intersection entre les santés animales et humaines. On va prendre en compte l’environnement, mais peut-être pas encore assez. On reste encore fixés sur les grands facteurs de l’environnement, mais on ne voit pas sa dynamique, les relations entre le climat, les changements de paysages, la biodiversité, etc. On reste sur une surveillance, on accepte les choses en l’état, on va mettre en place des indicateurs (climat, faune sauvage, humaines) pour mieux se préparer et mieux répondre. Mais l’Anthropocène, lui, n’apparait pas en filigrane, il n’est pas mentionné.
Pour le dire autrement, il manque un aspect régénératif ou transformant au concept One Health aujourd’hui. Si on veut éviter de rentrer dans un simple cadre de bio-sécurité sanitaire, il faut qu’il y ait une transformation écologique. Mais pour l’instant ce n’est pas dans le radar, sans doute car le concept est encore trop porté par les organisations internationales, qui alertent très bien, mais qui ont davantage de difficultés à s’attaquer aux racines du problèmes et à porter des transformations importantes comme la transformation de nos modèles économiques.
Justement, que faudrait-il transformer en priorité ? Dans nos façons d’aménager, de se nourrir, de se soigner, quels sont les premiers chantiers à ouvrir.
Clairement, l’agriculture et l’élevage sont les deux plus grands sujets. Quand on regarde les chiffres, le poids de la biomasse des vaches est plus importante que la biomasse des humains. Et le nombre d’oiseaux est passé de 300 Milliards en 1997 à 50 en 2021, alors qu’on est à 30 Milliards de poulets. Donc il y aura bientôt plus de volailles que d'oiseaux sauvages ! Et tous ces animaux demandent des sols, des intrants, des protéines… Donc la priorité, c’est de travailler sur le système alimentaire, de le revoir complètement, de revoir la part des protéines animales versus les protéines végétales. Il faut revégétaliser notre nourriture, c’est un enjeu fort. Et ce faisant, recréer un système local de production, remettre l’agriculture au centre des territoires, en évitant les exportations pour des territoires lointains, ce qui implique de faire bouger des animaux et des végétaux sur l’ensemble de la planète. Il nous faut une véritable transition agronomique. Le modèle alimentaire ne va pas du tout, et avec ça, c’est tout le modèle de la grande distribution qui est à remettre en cause.
Le deuxième sujet, et je rejoins Eloi Laurent là-dessus, c’est de travailler sur l’économie du bien-être. Il faut développer des indicateurs ou des budgets bien-être, avec des dépenses qui le servent. C’est aussi une façon de repenser le modèle économique, en s’écartant du PIB. Une augmentation du PIB ne rend pas forcément heureux la population (en tout cas toute la population), alors qu’elle a des impacts environnementaux énormes.
Autrement dit, nous avons besoin de re-territorialiser nos activités, de les ré-encastrer dans des environnements de contraintes locales ?
Tout à fait, il faut refaire les territoires et remettre l’agriculture au centre. Cela veut dire qu’il faut revaloriser la profession, et accompagner car aujourd’hui, demander une transition aux agriculteurs est impossible. Ils sont endettés jusqu’au cou. S’ils continuent le modèle, on continue à leur prêter., mais s’ils choisissent de changer, on leur demandera de tout rembourser. Avec la PAC, on aurait pu encourager ce genre de transition ; l’argent était là mais il a mal été dépensé. Il faut arrêter de subventionner des productions qui partent à l’exportation pour concurrencer les productions locales. C’est ce système mondial qu’il faut revoir ; et cela rendra sans doute nos paysans un peu plus heureux d’ailleurs.
Vous avez peut-être vu la dernière oeuvre conjointe de P. Descola et A. Pignocchi, qui tentent de dessiner d’autres rapports au vivant. Est-ce qu’une telle révolution peut avoir lieu dans un rapport au monde naturaliste ?

Je pense qu’on peut recréer des liens entre les mondes humains et non-humains. Certains sont pour la séparation, car ils pensent qu’on est incapables de vivre ensemble, et qu’il vaut alors mieux se séparer en protégeant certains espaces et populations indigènes. Je pense que c’est une illusion. Au contraire, il faut retrouver le vivre ensemble, et je pense sincèrement que ça peut se faire, en passant par des démarches citoyennes, à différents endroits. Il faut recréer ce lien au vivant non-humain qui lui-même crée du lien social. Ça sera ça l’enjeu : revivre ensemble. Avec les infrastructures vertes, les forêts en ville comme à Barcelone, on assiste à un retour de la faune en ville. Il faut faire redécouvrir.
Pour terminer, faut-il arrêter avec le mot individu et désormais parler d’holobionte, pour faire prendre conscience que nous-mêmes, humains, sommes composés de non-humains ?
C’est une bonne idée. Cela rejoint ce dont on parlait avec le microbiote. Ce que Dawkins appelait le phénotype étendu. Finalement, tous ces microbes et autres, sur notre peau, sur nos muqueuses, et sur notre tube digestif… Toute cette information génétique est beaucoup plus importante que la nôtre. Le nombre de cellules est plus important. Sans eux, on ne vit pas. Si on en perd, même très peu, on perd une homéostasie, une stabilité de notre fonctionnement interne. Cette compréhension est donc très précieuse.
Propos recueillis par Joseph Sournac et Yoan Brazy, et publiés en accord avec la personne interviewée.
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